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CHRONIQUE n° 9 - 10/2001
ALTÉRATION DE L'HISTOIRE


Par la connaissance d'oeuvres peu connues, notamment dans le domaine de la musique concertante pour piano, et par l'étude, d'autre part, d'ouvrages musicographiques et critiques, j'ai été amené à contester le jugement historique admis par presque tous les mélomanes et les spécialistes. Cette remise en cause appuie, sous une autre optique, les nouveautés de la musicologie qui ont permis depuis un siècle l'émergence de nombreux compositeurs oubliés. Il me semble que les historiographes de la musique, compilateurs ou coordinateurs des grandes encyclopédies, n'ont pas suffisamment répercuté sur l'Histoire de la musique les ouvertures qu'ont apportées les travaux modernes, par exemple ceux de M. Pincherle, R. Kirkpatrick, R. Giazotto, P. Ryom... dans le sens où ils continuent d'entretenir l'ancienne hiérarchie des compositeurs héritée des musicographes, critiques, vulgarisateurs du XIXe siècle comme J.N. Forkel, F.J. Fétis, H. Riemann et de la première partie du XXème siècle (A. Pirro, E. Vuillermoz, E. Buchet, L. Aguettant...). Malgré des avancées sur le plan de la connaissance purement historique de la musique, notre siècle tend à éviter toute reconsidération des valeurs musicales établies, celles-ci étant souvent convenues définitivement tandis que la critique se restreint à l'interprétation instrumentale. À l'opposé de cette tendance, cependant, les nouveautés de la discographie et du concert permettent l'accès à un répertoire de plus en plus large et amorcent une certaine reconsidération des oeuvres oubliées. Dans cette optique, la firme Hypérion, par exemple, a édité une importante collection spécialement dédiée aux pianistes-compositeurs présentant notamment des oeuvres à mon avis majeures de Scharwenka, Litolff, Kullak... que je m'empresse ici de conseiller à mes lecteurs. Toutes, loin de là, n'y figurent sans doute pas. Je ne suis plus isolé, des voix s'élèvent. En 1997, 10 ans après la publication des Oeuvres pour piano et orchestre, sans nulle référence probablement à notre ouvrage, Eckhardt van den Hoogen suggère non seulement une révision des valeurs en faveur des virtuoses- compositeurs, mais dénonce l'altération de l'histoire réalisée par les experts:

Le fait qu'en cette fin de 20ème siècle nous soyons littéralement obligé de procéder à une nouvelle évaluation de facteurs supposés être connus depuis longtemps et d'abandonner tant d'idées simplistes et partiales, résulte certainement en partie du besoin de répertoire qui rend nécessaire l'exhumation de nouvelles oeuvres. Mais cette simple nécessité a été au cours des dernières années à l'origine d'un nombre tout à fait considérable de réhabilitations, s'arrêtant aussi à ces artistes qui avaient été relégués par les experts dans la rubrique superflu dans l'espoir qu'ils y resteraient pour toujours et qu'ils ne mettraient pas en péril, en la démasquant, l'altération de l'histoire atteinte au prix de tant d'efforts.

D'autre part, la sociologie, la musicologie, par suite d'une attitude de plus en plus critique vis-à-vis de leur propre discours ainsi que par une investigation plus poussée en direction des médiateurs de la musique jadis négligés, philosophie chère à Antoine Hennion, contribuent, en convergeant, à une connaissance plus approfondie du phénomène musical. Ma démarche s'inscrit dans cette perspective historique. Il s'agit de restituer la vérité en dénonçant l'idéologie de l'anti-hédonisme et de l'austérité, de corriger l'altération de l'histoire en déboulonnant les idoles qui ont été hissées au prix de tant d'efforts à la place des vrais génies, de rendre enfin à ces derniers qui ont été évincé les premières places. L'exemple le plus emblématique de cette manipulation tendancieuse de l'histoire pour raison idéologique me paraît être l'importance accordée à Bach par rapport à Vivaldi. Compositeur le plus célèbre de son époque, entretenant des relations étroites avec les plus hautes têtes couronnées (notamment l'Empereur d'Autriche Charles VI), édité par les plus grands éditeurs (à Amsterdam, Londres et Paris), pionnier du nouveau langage musical sur le plan du concerto et de la symphonie, auteur de l'oeuvre baroque la plus connue sinon l'oeuvre la plus connue dans le monde, Vivaldi est généralement relégué dans les ouvrages au rang d'un compositeur secondaire alors que Bach, compositeur tourné vers le passé, religieux, dont la renommée à son époque ne dépassa guère les limites de sa province, quasiment inédit de son vivant, a été imposé au point d'être considéré comme le plus grand compositeur grâce à des oeuvres souvent d'authenticité douteuse (transcriptions ou oeuvres contenant des emprunts). L'Histoire de la musique de Gallimard I vol 2 - 2001 accorde 80 pages à Bach, 21 pages à Haendel et 2,5 pages à Vivaldi, soit un rapport Bach/Vivaldi de 32, un rapport Haendel/Vivaldi de 21!. De la même manière, Grieg, Sibelius, Viotti, Saint-Saëns, Tchaïkovski, Massenet, Lefébure-Wéli, Scharwenka..., malgré leurs succès considérables auprès du public, ont été dénigrés, sinon couverts de boue et d'injures, pendant des décennies par une historiographie partisane, ce qui a eu pour résultat aujourd'hui de les ravaler au rang de compositeurs secondaires par rapport aux grands classiques dont les notices s'étalent outrageusement dans les ouvrages au mépris de la réalité historique.

En dépit d'une certaine reconnaissance des erreurs passées grâce aux efforts de la musicologie moderne et à la curiosité des interprètes, l'oeuvre iconoclaste des ennemis de l'Art n'est pas terminée, songez que quasiment tous les ouvrages actuels d'histoire de la musique accordent plus de place à Boulez et Webern qu'à Orf, Rodrigo, Khatchaturian ou Rachmaninov au mépris des millions de mélomanes que la musique inaudible des premiers horripile et qui ont largement accordé leur préférence aux seconds. L'Histoire de la Musique de Larousse, 2000" consacre 113 lignes à Boulez - compositeur en vie à cette date - contre 0 à Rodrigo - compositeur mort à cette date - et 0 à Orf. On remarquera également que l'ouvrage consacre 80 lignes à Vivaldi soit un rapport de 1,4 à l'avantage de Boulez par rapport à Vivaldi!. Sur ce qui nous apparaît comme de grossières manifestations de l'esprit partisan, les Intellectuels font régner la loi du silence et le terrorisme de l'avant-garde, maintenant artificiellement le système de la cooptation, du jugement par les pairs, de l'autoappréciation grâce aux béquilles publicitaires et adminstratives de l'État selon les termes de la sociologue Raymonde Moulin. On frémit à l'histoire déformée de la musique du XXe siècle (poursuivant celle des siècles précédents) qui risque d'en résulter pour nos enfants.


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