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CHRONIQUE n° 75 - 04/2007

COCA, PEPSI... ET LA MUSIQUE

Une nouvelle fois, il faudra nous référer aux expériences des neuroéconomistes pour comprendre l'influence des grands noms dans le domaine musical. Après les sirots de fraise considérés comme des sirots de framboise lorsqu'on les eût fait passer pour tels à des cobayes humains, c'est au tour des sodas en fonction de leur notoriété. Selon une expérience rapportée par Sciences et Avenir mars 2007, Read Montague, neuroscientifique du Baylor College of Medecine demanda à des personnes un choix entre les deux boissons Coca et Pepsi goûtées indistinctement. Le résultat laissa les deux marques à égalité. Mais, lors d'une autre série de tests où fût indiqué à l'avance le nom des boissons, Coca emporta largement la préférence sur Pepsi. L'intérêt supplémentaire de cette étude par rapport à celle des sirots concerne l'influence de la notoriété (Coca par rapport à Pepsi), ce qui nous interpelle dans le domaine musical. Les personnes ont apparemment jugé d'après leur goût et ont réellement trouvé l'une des boissons meilleure que l'autre. C'est ce qu'incline à penser l'observation par imagerie IRM d'une activation dans une zone du cerveau préfrontale et dans une zone de l'hippocampe. Une prime à la notoriété se trouve inscrite dans le cerveau même du consommateur, prime que ne manquent pas d'exploiter naturellement les majors dans le cas de la musique. Les victimes (certaines, du moins celles qui m'envoient des lettres d'insulte pour profanation des grands noms), au lieu de s'insurger de la tromperie, se scandalisent qu'on puisse ainsi contester leur jugement. Un coca est meilleur quand on sait que c'est un coca, conclut le journaliste de Science et Avenir. Traduisez pour nous: Bach apparaît plus génial quand on sait que c'est du Bach. Pourquoi Bach?: en raison des innombrables désattributions dont il est l'objet ainsi que de la campagne idéologique menée en sa faveur au 19e siècle. Mais faut-il persévérer à démystifier les victimes et les priver d'émotions sublimes qu'elles risqueraient de ne plus éprouver en leur apprenant que le choral de leur idole a été composé par un compositeur sans lustre? Le rôle de l'oeuvre n'est-il pas de représenter un point de cristallisation susceptible de provoquer chez l'auditeur l'illusion du génie et lui permettre de sécréter lui-même des impressions géniales? Faut-il détruire un labeur de deux siècles de la part des musicographes, de toute la société musicale qui a permis d'associer la notion de génie aux grands noms? Faut-il déconstruire l'histoire de la musique telle qu'elle nous a été enseignée? Ne faudrait-il pas au contraire entretenir cette illusion qui est en elle-même une création humaine? Nous voilà ramené à un dilemme philosophique. La vérité morose est-elle préférable à l'illusion joyeuse? Un autre enseignement pourrait être dégagé de l'expérience des sodas et des sirots: il existerait des individus plus ou moins réceptifs à l'effet de notoriété, traduisant l'asujettissement plus ou moins important à la communauté: des individus à tendance holiste et des individus à tendance individualiste. Tenter de déterminer une (hypothétique) valeur absolue des oeuvres artistiques pourrait se concevoir en sélectionnant dans un premier temps des individus réfractaires à l'effet de notoriété (par une quelconque expérience similaire à celle des sodas) puis en leur confiant la critique musicale. Nous sommes certainement encore loin d'une telle conception - exposée ici, admettons-le, de manière très simpliste. Qui, du reste, à part les compositeurs injustement oubliés (dans la tombe depuis longtemps) et quelques mélomanes originaux, verrait un bénéfice à une telle recherche de vérité? Nombreux en revanche risqueraient de perdre leur prestige, la place qu'ils ont acquise dans le système... et leur monnaie trébuchante.


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Claude Fernandez


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