SOMMAIRE


CHRONIQUE n° 73 - 02/2007
NE FAUT-IL PAS JUGER DES OEUVRES PLUTÔT QUE DES COMPOSITEURS?


Si les conversations de comptoirs concernaient la musique classique, nul doute qu'elles seraient alimentées par des jugements généraux sur les compositeurs, pour signifier une dilection ou une aversion. Ne devrait-on pas plutôt réserver notre jugement de valeur à une oeuvre précise plutôt qu'à un compositeur? Voire, si cette oeuvre comporte plusieurs mouvements, ne devrions-nous plutôt juger chaque mouvement indépendamment. Et plus topiquement encore, juger chaque thème, lequel représente l'unité minimum de signification constituant le discours musical. Certes, l'idée de dissocier l'oeuvre d'un compositeur de sa biographie avait déjà contribué à mieux cerner la réalité musicale, mais tant que l'ensemble des oeuvres de ce compositeur apparaissait comme une entité indivisible, cette conception, nous semble-t-il, représentait une approche idéologique. S'il est vrai que les analyses d'oeuvres séparées existent depuis longtemps, elles nous paraissent presque toujours subordonnées à l'image préalable du compositeur fournie par les ouvrages musicographiques généraux, tels que les dictionnaires et Histoires de la musique, véhicule d'une image projective extra-musicale. À l'inverse, un jugement relatif uniquement à une oeuvre ou plus précisément à un mouvement de celle-ci, témoignerait, nous semble-t-il, de la puissance émotionnelle ou esthétique de la composition sur l'auditeur, l'effet qu'elle produit par elle-même en éliminant une grande partie du jugement intellectuel qui s'appuie sur des considérations plus générales. Ce jugement serait à notre sens plus spécifiquement musical, et s'éloignerait d'une optique littéraire ou philosophique qui, croyons-nous, prévalut et prévaut encore jusqu'à nous. L'on pourrait cependant déterminer un jugement sur un compositeur qui serait la moyenne des jugements ponctuels sur chaque oeuvre. Ce jugement sommatif aurait une signification tout autre que le jugement global, personnalisé, qui est réalisé habituellement. Si l'on voulait juger un compositeur selon cette méthode, il faudrait disposer de l'intégrale de ses oeuvres (et les écouter toutes), ce qui est rarement le cas. Il est donc souvent vain, à notre avis, de juger un compositeur, sauf de se livrer à une extrapolation très hasardeuse. Il suffit que nous ne disposions pas des oeuvres qu'il a écrites pendant une petite période - peut-être sa période faste en chefs-d'oeuvre - pour que notre jugement soit faussé. Et il est possible qu'un compositeur se soit affirmé pour une seule oeuvre, mais qui a pu exercer une influence historique capitale. Nous affirmons également par un jugement sur chaque oeuvre l'importance du phénomène de l'inspiration: le résultat (la valeur de l'oeuvre) dépendrait, selon nous, autant du génie propre du compositeur, en tant que potentialité, que de l'état exceptionnel dans lequel il se trouvait au moment de composer. Le génie apparaîtrait autant lié à un grand nombre de facteurs circonstanciels qu'à la personne du compositeur. Cette nouvelle optique n'est que l'ultime résultat d'une théorie de la décontextualisation établie progressivement au cours du 20e siècle. Elle vise à dissocier l'oeuvre brute du tissu culturel qui lui est associé et en même temps à délivrer le mélomane de la socialisation qui biaise son jugement. Elle pourrait se comparer à la recherche d'authenticité primitive dont ont fait preuve nautrellement les présocratiques et dont témoigne la philosophie de Martin Heidegger en rupture avec le conditionnement idéologique établi par plusieurs siècle d'acculturation. Il s'agit d'appliquer aux oeuvres musicales la formule de René Huygue concernant les oeuvres d'art plastique:

Que dire de l'homme civilisé, trop intellectuel, dressé depuis des générations, à tout percevoir par l'entremise des seules idées? Nous sommes nourris, bourrés de dogmes sur l'art, de définitions devenues convictions, tellement assimilés que nous les prenons, pour des instincts, alors qu'elles se substituent à eux et, interposés, les empêchent de se faire jour. Les coquilles mortes de nos nourritures abstraites ont élevé autour de nous une muraille de détritus qui nous cerne et nous enferme et que nous prenons pour un horizon. (René Huygye)


Sommaire des chroniques

SOMMAIRE



Site optimisé pour norme W3C sous Linux

Valid HTML 4.01 Transitional CSS Valide !