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CHRONIQUE n° 50 - 03/2005
PORTRAIT-ROBOT DU MÉLOMANE SUPÉRIEUR


Le mélomane supérieur se meut préférentiellement dans le répertoire symphonique romantique et post-romantique allemand, le répertoire moderne de la seconde école de Vienne dodécaphonique, et, naturellement, Bach, génie absolu qui représente la plus haute manifestation du génie humain. À l'intérieur de ce panthéon jalousement adulé Bruckner, Mahler jouissent d'une faveur particulière. Ces compositeurs découvert tardivement permettent à nos mélomanes de se parer de la dernière mode. Il serait naturellement impensables qu'on les assimilât à des esprits traditionalistes, ils ne peuvent être que modernes, avant-gardistes, avides des dernières nouveautés. En revanche, le mélomane supérieur n'a que mépris pour les oeuvres des virtuoses, assurément superficielles. Il méprise également les oeuvres connues, élues principalement par le public, comme l'Adagio d'Albinoni-Giazotto. Il méprise la mélodie, le rhapsodisme, l'expression du sentimentalisme ou du lyrisme, tous les effets faciles (selon lui) de la musique dont s'abreuvent les mélomanes inférieurs. Lui, le mélomane supérieur ne saurait apprécier que l'harmonie, le contrepoint, dignes de sa cérébralité. Il recherche la profondeur, l'austérité, ce qui exprime la mâle puissance, l'intellectualisme comme manifestation de la virilité. S'il admire accidentellement un concerto, ce ne saurait être qu'un de ceux composés presque par inadvertance par les grands symphoniste, capables facilement de se hausser au-dessus des vistuoses-compositeurs qui ont pourtant inventé le style concertant, l'ont développé et ont consacré toute leur carrière à leur instrument. Il abhorre tout ce qui pourrait trahir une sensibilité d'essence féminine. Bien qu'il adule l'harmonie, bizarrement, il affiche le plus profond dédain pour la couleur instrumentale, cette pacotille négligeable. Les noms de Vivaldi, Grieg, Paganini, Tchaïkovski déclenchent de sa part une réaction d'hilarité irrépressible. Tout d'abord, des compositeurs qui ne sont même pas allemands pourraient-ils être sérieusement de grands compositeurs: de la musiquette pour groupies dont il se gausse, à moins qu'ils n'y oppose une réaction plus subtile, l'exclusion. Car pour lui, seuls les compositeurs germaniques peuvent atteindre la profondeur musicale. Jamais il ne l'avouera, mais il en est intimement persuadé. C'est une vérité qui ne se dit pas. La plupart des grands philosophes et scientifiques ne sont-ils pas issus de ce même lieu géographique, n'est-il pas logique qu'il en soit de même pour les grands compositeurs honorant l'art le plus élevé, le plus complexe, le plus immatériel? Une seule ombre au tableau: l'investigation musicologique montre que les petits maîtres étrangers à sa sphère géographique de prédilection, ceux qu'il méprise, ont été souvent les initiateurs des styles et genres nouveaux alors que les grands qu'il adule et que l'on a fait passer pour des initiateurs sont en réalité souvent des suiveurs. Même leur idole, le grand Bach, est poursuivi par les experts en partition et montré du doigt pour ses innombrables emprunts et imitations. Mais la découverte du travestissement historique de la vérité musicale ne l'émeut pas. Il l'ignore. Ces révélations gênantes lui sont généralement évitées par le filtre du système. Sa capacité de digestion lui permet d'interpréter les insuffisances de ses idoles comme des preuves de leur supériorité. Si les compositeurs qu'il adule n'ont pas toujours obtenu de succès auprès du public, c'est assurément qu'ils étaient au-dessus du commun des compositeurs, ou bien ils se sont heurtés à des complots ourdis par les médiocres. Leur génie était tellement élevé que le public n'a pas pu le découvrir, il a fallu la perspicacité des intellectuels pour le détecter. Ils n'ont pas imité, ils ont transcendé... Quoique Vladimir Jankélévitch ait déjà stigmatisé depuis longtemps ce type de mélomane, il sévit encore et infeste la société musicale. Il l'a marquée et a orienté le répertoire depuis plus d'un siècle et demi. Trop primaire, ce type de mélomane, me répondra-t-on, cela n'existe plus. Pourtant, l'ouvrage emblématique, la Bible des mélomanes supérieurs Une histoire de la musique de Lucien Rebatet a été réédité en 1999. Le catéchisme idéologique perdure.


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