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CHRONIQUE n° 34 - 11/2003
LES DEUX UNIVERS PARALLÈLES


Lorsqu'un grand violoniste-compositeur comme N. Paganini, C. Lipinski ou H. Vieuxtemps était acclamé par la foule, il y avait sans doute là un jugement spontané, sincèrement ressenti, bien différent de ces applaudissements respectueux que, pensons-nous, recueillent souvent les Maîtres consacrés dans nos concerts actuels. Si certains compositeurs virtuoses particulièrement célèbres comme Frédéric Chopin et Franz Liszt ont été récupérés par les Intellectuels, les auteurs ne leur accorderont jamais la profondeur qu'ils croient voir par exemple chez un Jean-Sébastien Bach ou un Wagner. Peut-être leur manque-t-il comme le dit M. Marnat, à propos d'A. Vivaldi, ce grain de lourdeur qui consacre le génie plus que n'importe quelle autre qualité. Tout se passe comme s'il y avait deux univers musicaux parallèles, celui des compositeurs consacrés, et celui des compositeurs virtuoses que le public approuve largement, mais que les Intellectuels refusent et condamnent avec une violence qui pourrait être singulièrement révélatrice. Eugène Rapin, au début du 20e siècle, nous décrit l'évolution de la musique pour piano depuis J. Haydn de la manière suivante :

Un premier courant, classique, se rattache au premier style de Beethoven et continue la tradition musicale fondée par Haydn et Mozart. Dans les oeuvres appartenant à ce courant, le principal souci du compositeur est de revêtir ses sentiments et ses idées de la forme la plus correcte, la plus parfaite. Un second courant est représenté par les compositeurs qui, déguisant la pauvreté des idées, la banalité des sentiments, sous l'éclat extérieur de la forme, créèrent ce style brillant qui trop longtemps jouit d'une faveur imméritée et dont on retrouve l'empreinte dans la musique de salon, dont les produits eurent un succès bruyant, mais éphémère.

L'on a vite tenté d'étouffer l'idée devenue honteuse selon laquelle les meilleurs compositeurs seraient ceux qui ont sacrifié à la correction de la forme, mais la philosophie globale, déguisant le traditionalisme sous les oripeaux plus présentables du progressisme, n'a guère varié. Il est permis de penser en conséquence que les oeuvres des virtuoses-compositeurs, si méprisées par Eugène Rapin, soient réévaluées ainsi que l'idée si commune dans le discours historiographe selon laquelle le succès public (public pourtant représenté par la classe aristocratique au 18e siècle) signe indubitablement la médiocrité. Lucien Rebatet, un demi-siècle plus tard, exprime la même philosophie:

Ils [les pianistes-compositeurs] succédaient à la première génération de pianistes, dont ils avaient été les élèves, Clémenti, Cramer, Czerny, Hummel, Ludwig Berger, bons théoriciens, mais formalistes, pour qui la musique s'arrêtait à Mozart, qu'ils croyaient continuer avec leurs grêles élégances. Ils se nommaient Henri Herz, Franz Hünen, Sigismund Thalberg, Ignaz Moschelès, Alexander Dreyschock, Stephen Heller, Henri Litolff, Alkan...Ce fut une avalanche de concertos que Schuman éreintant ceux de Henri Herz, comparait à des rhumes de cerveau artistiques, de Fantiaisies brillantes, de Galops, d'Allegri di bravoura qui sous les doigts de leurs auteurs transportaient le public, mais donnaient à croire que les magnifiques instruments d'Erard, de Pleyel, de Droadwood, de Beckstein n'avaient été créées que pour glorifier une virtuosité aussi futile que celle de l'ancien opéra italien. [...] Aussi fermés le plus souvent à Beethoven et à Schubert qu'au contrepoint des classiques, ils faisaient feu de banalités. Ce fut l'honneur de Schumann, de Chopin et de Liszt dans ses grands jours que de maintenir la littérature du piano très au-dessus de cette marée du mauvais goût.

Malgré le vernis d'idéologie moderniste affirmé par Lucien Rebatet, c'est le vieux discours privilégiant la forme qui transparaît dans cette hargneuse péroraison, notamment par référence au contrepoint, et l'on retrouve les lieux communs du discours anti-virtuose qui demeure une constante des commentateurs. L'électisme du public et celui de Intellectuels a créé depuis deux siècles une dichotomie durable et profonde. Deux univers parallèles qui s'ignorent.


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