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CHRONIQUE 14 - 03/2002
HARMONIE ET MÉLODIE


Il est bien convenu que les mélomanes supérieurs accordent une importance privilégiée à l'harmonie alors que la préférence pour l'élément mélodique ne saurait que signer le goût limité du mélomane inférieur. Quelle peut être l'origine de cette attitude? Une des raisons pour laquelle les théoriciens, me semble-t-il, ont choisi de donner la prééminence à l'harmonie sur la mélodie pourrait être qu'ils étaient capables de ramener la première (dans une certaine mesure ou du moins le croyaient-ils) à certaines lois alors qu'ils restaient quasiment impuissants devant la seconde. Ils ont donc pu tendre à minimiser l'importance d'un aspect qu'ils ne parvenaient pas à ramener aux principes de la connaissance intellectuelle et surtout s'arroger seuls, au dessus du profane, la capacité de comprendre la musique: Odi profanum vulgus et arceo. En second lieu, l'on peut penser que l'évolution de l'harmonie au cours des siècles (la tendance aux accords de plus en plus dissonants selon la série des harmoniques naturels) leur parut revêtir un sens qui justifiait la considération du critère harmonique comme fondamental alors que rien de tel ne se dégageait dans l'évolution de la mélodie. C'est sans doute oublier que la mélodie obéit elle aussi au principe de la tonalité. D'autre part, l'impuissance des clercs à l'analyser pourrait signifier qu'elle réfère à une logique plus subtile et qu'elle représente encore plus intimement l'essence même de la musique. C'est ce que reconnaît Roland de Candé (Dictionnaire de la musique - 1961):

L'art de la mélodie ne s'enseigne pas et sa beauté échappe à l'analyse: c'est la manifestation supérieure du génie musical.

Il est vrai que les auteurs actuels ont tenté de compenser cette insuffisance en proposant des analyses mélodiques par exemple les essais de Charles Rosen (Aux confins du sens - 1998) sur des lieder de Schubert. Cette récupération tardive, pas plus que la conversion tapageuse de Stravinski à l'omnipotence de la mélodie, ne suffisent à gommer toute une conception de la musique qui érigea pendant deux siècles les oeuvres prétendument supérieures sur le critère essentiel de l'harmonie, reléguant souvent comme inférieures les oeuvres jugées trop mélodiques, lorsqu'elles n'étaient pas voués au dédain d'une certaine intelligensia. D'autre part, il est assez curieux que les partisans de l'harmonie considèrent généralement la couleur orchestrale comme une caractéristique secondaire, sinon superficielle. On voit louer la richesse harmonique d'un Wagner ou d'un Bruckner tandis que les recherches coloristes d'un Rimski ou d'un Berlioz ne sont naturellement que du clinquant. Pourtant, la richesse en partiels que constitue la couleur instrumentale d'un son ne représente-t-elle pas une caractéristique harmonique au même titre que la superposition des sons dans un accord? Dès lors, on ne comprend guère pourquoi l'une serait admirée quand l'autre serait méprisée. Sous le vocable général de mélodie, n'oublie-t-on pas généralement les modalités qu'elle peut revêtir, depuis la mélodie purement récitative d'un Mozart ou d'un Rossini jusqu'aux cellules motiviques complexes des soli dans les œuvres concertantes de Vivaldi ou les thèmes symphoniques fondus chez Sibelius. Ce polymorphisme ne représente-t-il pas une description plus réelle des différentes esthétiques musicales? Et qui pourra jamais savoir si les accords arpégés d'introduction d'Une larme (Moussorgski) sont de l'écriture horizontale ou verticale. Observons cependant que si l'on peut écrire de la mélodie pure (un solo instrumental sans accompagnement ou un chant), il est difficile d'imaginer qu'une plage d'harmonie pure puisse revêtir une signification musicale. À cela, les grands cerveaux répondent que dans un solo, l'harmonie est induite implicitement, ce qui revient à affirmer que la mélodie contient consubstantiellement l'harmonie, hypothèse qui est une reconnaissance du caractère primordial de la mélodie. Ne peut-on considérer plutôt que la mélodie et l'accompagnement, l'harmonie, la couleur instrumentale, les courbes d'intensité sonore, constituent un ensemble indissociable dans lequel il est vain de privilégier ou même de distinguer l'un des composants.


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