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CHRONIQUE n° 35 - 12/2003
CURIEUSES VARIATIONS DES CRITÈRES DE JUGEMENT


On reproche aux virtuoses-compositeurs de négliger le sentiment. La virtuosité, nous semble-t-il, exprime souvent un surpassement de l'affectivité. Le Concerto n°1 pour piano et orchestre de P.I. Tchaïkovski nous paraît en être un exemple frappant. La cadence pianistique du premier mouvement, sauvage, quasiment délirante, nous paraît le moment le plus pathétique du concerto. Il semble que la virtuosité corresponde à une effusion, un élan, une exaspération lyrique. On conçoit qu'un compositeur puisse atteindre la virtuosité maximale lorsqu'il subit l'emprise d'une intense émotion. Il est concevable d'imaginer que nos émotions nous permettent d'aller au-delà de nos capacités ordinaires. Le sommet de la virtuosité dans une oeuvre pourrait correspondre au sommet de l'exaltation lyrique. D'une manière générale, la virtuosité s'est particulièrement développée au XIXème siècle, époque qui privilégie le sentiment. Ne la rencontre-t-on pas chez les compositeurs qui justement ont, semble-t-il, le plus tendu à exprimer leurs sentiments dans la musique, c'est-à-dire chez les romantiques comme P.I. Tchaïkovski, F. Chopin, F. Liszt, H. Vieuxtemps, N. Paganini, H. Léonard ?... Lorsque les musicographes reconnaissent la dimension lyrique de la virtuosité, ils la taxent généralement de superficialité théâtrale, pathétique. C'est ce que fait G. Piccoli :

Pour mettre un comble à la dérision, ces productions, singeant le drame lyrique décadent, se gonflent volontiers d'un pathos prétentieux, invitant le violoniste à prendre des allures avantageuses de fort ténor.

Il y a donc, nous semble-t-il, une contradiction lorsqu'on reproche en même temps au compositeur-virtuose d'exclure le sentiment et d'introduire le pathos.

On a également reproché aux virtuoses-compositeurs, et plus généralement aux pièces de virtuosité, leur manque de poésie. La virtuosité, nous l'avons vu, semble exprimer particulièrement l'exaltation, l'intensité lyrique ou bien la fantaisie, le brillant. N'est-ce pas comme si l'on reprochait à un adagio de manquer de frénésie? Ce n'est justement pas son rôle comme ce n'est sans doute pas le rôle d'un andante de traduire le brillant et la gaieté. Une composition, semble-t-il, ne peut en même temps traduire l'abandon poétique et l'intensité lyrique. La poésie, pensons-nous, s'exprime pourtant au travers de nombreux mouvement lents de concertos, citons les mouvements lents du Concerto n°2 pour piano et orchestre d'A. Arenski, du Concerto en mi pour piano et orchestre de V. Novak, du Concerto pour violon et orchestre de D. Kabalevski, du Concerto pour violon et orchestre d'O. Takctakishvili, de celui de T. Kullak... D'autre part, il nous paraît bien curieux que l'on reproche toujours aux virtuoses-compositeurs, et en particulier à C. Saint-Saëns, de manquer de poésie alors qu'il ne vient jamais à l'esprit des musicographes de le reprocher à J.S. Bach, même dans ses compositions les plus intellectuelles. Un ouvrage, relativement célèbre, consacré au Cantor ne s'intitule-t-il pas Bach, le musicien-poète. À propos de sentiment ou de poésie, curieusement, les critères de jugement semble varier selon que l'on est grand classique ou virtuose-compositeur.


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